Maison de Victor Hugo à Guernesey

L’Archipel de la Manche – Guernesey

L’Archipel de la Manche – 1883

 

Guernesey :

 

 

4217 Jul. 11

 

Granit au sud, sable au nord ; ici des escarpements, là des dunes. Un plan incliné de prairie avec des ondulations de collines et des reliefs de roches ; pour frange à ce tapis vert froncé de plis, l’écume de l’océan ; le long de la côte, des batteries rasantes ; des tours à meurtrières, de distance en distance ; sur toute la plage basse, un parapet massif, coupé de créneaux et d’escaliers, que le sable envahit, et qu’attaque le flot, unique assiégeant à craindre ; des moulins démâtés par les tempêtes ; quelques-uns, au Valle, à la Ville-au-Roi, à Saint-Pierre-Port, à Torteval, tournant encore ; dans la falaise, des ancrages ; dans les dunes, des troupeaux ; le chien du berger et le chien du toucheur de bœufs en quête et en travail ; les petites charrettes des marchands de la ville galopant dans les chemins creux ; souvent des maisons noires, goudronnées à l’ouest à cause des pluies ; coqs, poules, fumiers ; partout des murs cyclopéens ; ceux de l’ancien havre, malheureusement détruits, étaient admirables avec leurs blocs informes, leurs poteaux puissants et leurs lourdes chaînes ; des fermes à encadrements de Futaies ; les champs murés à hauteur d’appui avec des cordons de pierre sèche dessinant sur les plaines un bizarre échiquier ; çà et là, un rempart autour d’un chardon, des chaumières en granit, des huttes casemates, des cabanes à défier le boulet ; parfois, dans le lieu le plus sauvage, un petit bâtiment neuf, surmonté d’une cloche, qui est une école ; deux ou trois ruisseaux dans des fonds de prés ; ormes et chênes ; un lys fait exprès, qui n’est que là, Guernsey lily ; dans la saison des « grands labours », des charrues à huit chevaux ; devant les maisons, de larges meules de foin portées sur un cercle de bornes de pierre ; des tas d’ajoncs épineux ; parfois des jardins de l’ancien style français, à ifs taillés, à buis façonnés, à vases rocailles, mêlés aux vergers et aux potagers ; des fleurs d’amateurs dans des enclos de paysans ; des rhododendrons parmi les pommes de terre ; partout sur l’herbe des étalages de varech, couleur oreille-d’ours ; dans les cimetières pas de croix, des lames de pierre imitant au clair de lune des dames blanches debout ; dix clochers gothiques sur l’horizon ; vieilles églises, dogmes neufs ; le rite protestant logé dans l’architecture catholique ; dans les sables et sur les caps, la sombre énigme celtique éparse sous ses formes diverses, menhirs, peulvens, longues pierres, pierres des fées, pierres branlantes, pierres sonnantes, galeries, cromlechs, dolmens, pouquelaies ; toutes sortes de traces ; après les druides, les abbés ; après les abbés, les recteurs ; des souvenirs de chutes du ciel ; à une pointe Lucifer, au château de Michel-Archange ; à l’autre pointe Icare, au cap Dicart ; presque autant de fleurs l’hiver que l’été. Voilà Guernesey.

Terre fertile, grasse, forte. Nul pâturage meilleur. Le froment est célèbre, les vaches sont illustres. Les génisses des herbages de Saint-Pierre-du-Bois sont les égales des moutons lauréats du plateau de Confolens. Les comices agricoles de France et d’Angleterre couronnent les chefs-d’œuvre que font les sillons et les prairies de Guernesey. L’agriculture est servie par une voirie fort bien entendue, et un excellent réseau de circulation vivifie toute l’île. Les routes sont très bonnes. A l’embranchement de deux routes on voit à terre une pierre plate avec une croix. Le plus ancien bailli de Guernesey, celui de 1284, le premier de la liste, Gaultier de la Salle, a été pendu pour fait d’iniquité judiciaire. Cette croix, dite la Croix au baillif, marque le lieu de son dernier agenouillement et de sa dernière prière. La mer dans les anses et les baies est égayée par les corps-morts, grosses toues bariolées en pain de sucre, quadrillées de rouge et de blanc, mi-parties de noir et de jaune, chinées de vert, de bleu et d’orange, losangées, jaspées, marbrées, flottant à fleur d’eau. On entend par endroits le chant monotone des équipes halant quelque navire, et tirant le tow rope. Non moins que les « poissonniers », les laboureurs ont l’air content, les jardiniers de même. Le sol, saturé de poussière de roche, est puissant ; l’engrais, qui est de tangue et de goémon, ajoute le sel au granit ; d’où une vitalité extraordinaire ; la sève fait merveilles ; magnolias, myrtes, daphnés, lauriers-roses, hortensias bleus ; les fuchsias sont excessifs ; il y a des arcades de verbènes triphylles ; il y a des murailles de géraniums ; l’orange et le citron viennent en pleine terre ; de raisin point, il ne mûrit qu’en serre ; là, il est excellent ; les camélias sont arbres ; on voit dans les jardins la fleur de l’aloès plus haute qu’une maison. Rien de plus opulent et de plus prodigue que cette végétation masquant et ornant les façades coquettes des villas et des cottages. Guernesey, gracieuse d’un côté, est de l’autre terrible. L’ouest, dévasté, est sous le souffle du large. Là, les brisants, les rafales, les criques d’échouage, les barques rapiécées, les jachères, les landes, les masures, parfois un hameau bas et frissonnant, les troupeaux maigres, l’herbe courte et salée, et le grand aspect de la pauvreté sévère.

Li-Hou est une petite île tout à côté, déserte, accessible à mer basse. Elle est pleine de broussailles et de terriers. Les lapins de Li-Hou savent les heures. Ils ne sortent de leur trou qu’à marée haute. Ils narguent l’homme. Leur ami l’océan les isole. Ces grandes fraternités, c’est toute la nature.

Si l’on creuse les alluvions de la baie Vason, on y trouve des arbres. Il y a eu là, sous une mystérieuse épaisseur de sable, une forêt.

Les pêcheurs rudoyés de cet ouest battu des vents font des pilotes habiles. La mer est particulière dans les îles de la Manche. La baie de Cancale, tout proche, est le point du monde où les marées marnent le plus.