Maison de Victor Hugo à Guernesey

Correspondances – Adèle II 3ème partie

Correspondances – 1866 -1872

 

Adèle II 3ème partie :

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17 janvier 1866.
Agendas de Guernesey, 7ème :
– Halifax. insomnie.

H.-H., 15 juin 1866.
A François-Victor :
Je te rends compte de tes affaires, mon Victor. Au delà de ce que j’avais déjà payé, ta dette locale se montait à 901 fr. 45, dont voici le détail (1) Ces 900 fr. sont payés par moi, mais d’après le désir que tu m’as exprimé, et comme il est convenu entre nous, le remboursement n’en pèsera sur toi qu’à partir du 1er septembre (tu auras tes 200 fr. sans retenue jusque-là). A partir du 1er 7bre 1866 jusqu’au 1er avril 1868, tu te libéreras en dix-huit mois par une retenue de 50 fr. sur ton mois de 200. – Voilà donc qui est arrangé. Je passe maintenant à moi-même. Nos très bons et très affectueux visiteurs, Asseline et Duverdier, sont partis, eux et leurs familles; si nul obstacle ne survient, mon intention est de quitter Guernesey pour Bruxelles lundi 18. En ce cas, mercredi 20 au soir, je serai place des Barricades. J’ai une joie inexprimable de penser que je vais tous vous serrer dans mes bras, mes bien-aimés. Je voudrais pourtant qu’avant mon arrivée, tu fisses écrire par M. Lacroix (délivré maintenant de ses préoccupations de candidat), la réponse aux questions déjà posées quatre fois par moi inutilement. Cela est de toute importance, et ce silence devient singulier. Sitôt cette lettre reçue, vois M. Lacroix, et dis-lui que tu es forcé, sur ma demande, de m’envoyer courrier par courrier les questions écrites par moi avec la réponse de M. Lacroix et de M. Verboeckhoven, en regard. Je te recommande expressément cette chose. Du reste, tu garderas le papier portant les demandes et les réponses; il me suffira de l’avoir à mon arrivée. Dis à M. Lacroix que j’ai besoin de ce papier, avec les réponses, particulièrement pour confondre des ennemis à lui (il n’est pas question de Hetzel). – Étant si prés de vous arriver, je n’envoie pas les 4.73 fr. du reliquat reçu par moi, dont tu m’as envoyé le détail. Je vous porterai également les 650 fr demandés par Ad. pour payer son voyage de retour. Je ferai ce que voudra ta mère. Elle connaît, et vous connaissez, ton frère et toi, mes anxiétés. A. emploie l’argent qu’elle reçoit à achever de se perdre. Des mouvements de troupes se font au Canada. Il y aura des déplacements et des départs. Je n’en dis pas davantage. Vous comprenez ce qui fait mon inquiétude. – Nous en parlerons et je tiendrai l’argent prêt, au cas où tu le jugerais nécessaire, ma chère et pauvre mère affligée. – Je vous embrasse tous les quatre. A mercredi, j’espère. – Quel bonheur de vous revoir mes bien-aimés!
Vous n’avez pas oublié, je pense, que ma chambre doit être contiguë à une autre où quelqu’un couche, et dont la porte puisse au besoin rester ouverte. J’ai quelquefois des suffocations qui imposent à moi et aux autres cette petite scie. C’est pour cela qu’à Hauteville-House, je suis descendu dans ta chambre, mon Victor.
Je t’envoie des publications anglaises sur lesquelles je lis mon nom. Tu me diras ce que c’est.

21 décembre 1866.
François-Victor à Adèle I :
J’ai bien reçu, par le dernier courrier, une bonne lettre d’Adèle. Cette chère enfant l’a écrite en caractères énormes pour que tu puisses la lire. Il faut lui savoir gré de cette délicate attention. Elle se trouve toujours bien de l’admirable climat des Antilles qui ont complètement rétabli sa santé altérée un peu par le ciel glacé d’Halifax.
Adèle 2 est à la Barbade (Antilles).

H.-H., dim. 11 avril 1869.
A François-Victor :
J’accepte tout, mon doux Victor, et il va sans dire que je te rembourserai. Je t’écris ceci in haste.
Attention:
Si tu recevais une lettre de d’Alton Shée te demandant si je vais bientôt arriver à Bruxelles, borne-toi à lui répondre que c’est très probable, vu les complications de mes affaires avec M. Lacroix, qui exigent que je soit à proximité de Paris. Pas un mot de plus.
Remercie pour son précieux envoi votre frère Rochefort. Je vous serre tous dans mes vieux bêtes de bras.
V.
Écris à Adèle que je lui avancerai les 500 fr. qu’elle demande, et que je lui en ferai cadeau si elle vient. Ceci la fera peut-être venir

H.-H., 14 juin 1869.
A Charles. À François-Victor :
Bonjour, mes deux bien-aimés. Victor ne se doute pas qu’une tuile vient de lui tomber sur la tête. Heureusement j’étais là pour la recevoir. Mme Nicolle réclame 80 fr. dus par Victor (depuis 1856 !) pour un Talma. J’ai payé les 80 francs et il va sans dire que j’en fais cadeau à Victor. En même temps, une autre tuile, énorme celle-là, s’est abattue sur moi, de la même boutique Nicolle. Mme Nicolle m’a réclamé (avec longue facture à l’appui) deux mille quatrevingt-cinq francs dus à elle, dit-elle, par Mme Victor Hugo. J’ai payé en silence, mais non sans étonnement. Ces 2.085 francs imprévus ont achevé de me mettre à sec. Ma pauvre bourse de voyage n’ira pas loin maintenant. Note : depuis dix mois, j’ai payé plus de dix mille francs de dettes de votre pauvre mère, sans compter les paiements que j’ai faits à Bruxelles à ses créanciers. Beaucoup de ces dettes sont évidemment surfaites, mais je paie. Tout cet inattendu a écrasé mon revenu cette année. C’est égal, je festoierai Charles-trinité de mon mieux. Seulement, mon Charles, préviens-moi de ton arrivée au moins huit jours d’avance.
Victor trouvera sous ce pli une traite à son ordre (pour le trimestre d’Adèle. 1er juillet-1er octobre). Mon Victor, rappelle, je te prie, à Adèle que, si elle vient, comme elle l’a promis, je lui fais cadeau des 500 fr. pour son voyage. Mais que, si elle ne vient pas, elle aura à les rembourser sur les trimestres suivants. Je veux donner une prime à son retour. – Hé bien, Paris remue donc! Cela n’aboutira pas encore cette fois. Mais gare à la prochaine secousse. Toutes mes lettres de Paris ont été interceptées. – A l’instant, les journaux arrivent. Pas de Rappel. L’Indépendance dit que le Rappel n’a pas paru, et parle aussi d’un mandat d’amener. Allons, nous voilà inquiets. Heureusement cela n’empêche pas doux petit Georges de téter et l’avenir d’arriver.
Je vous embrasse tous tendrement.
V.
Mon Charles, Mme Drouet, dans l’enthousiasme de ta lettre l’a copiée et envoyée à Rascol qui est de ses amis, et voilà ton bel article en train de faire son tour d’Europe. – Mon Victor, fais ce que tu pourras pour le portrait qu’a essayé de moi miss Brock. J’ai reçu le connaissement de Rotterdam, mais l’envoi n’est pas encore arrivé

07 mars 1871.
Envoyé à Adèle, par Victor, 780 frs.

09 février 1872.
Ma pauvre enfant aura beau temps pour revenir.

12 février 1872.
Adèle est arrivée cette nuit à 4 heures chez le docteur Allix. Il vient de me rendre compte de son état. Ma pauvre chère enfant ! Victor la verra aujourd’hui. Elle n’a pas reconnu Emile [Allix]. La négresse qui l’accompagne, Mme Baa, est honnête et lui est dévouée.

13 février 1872.
A 5 heures, je suis allé chez Allix, 178 rue de Rivoli. C’est là qu’elle est. Je l’ai revue. Elle n’avait pas reconnu Victor. Elle m’a reconnu. Je l’ai embrassée. Je lui ai dit tous les mots de tendresse et d’espérance. Elle est très calme et semble, par instants, endormie.
Il y a aujourd’hui 13 février juste un an que je partais pour Bordeaux avec Charles, que je ne devais pas ramener vivant. Aujourd’hui, je revois Adèle. Que de deuils !

14 février 1872.
Adèle. Tristesse profonde.

15 février 1872.
Le docteur Allix est venu. Il s’est entendu avec le docteur Axenfeld pour le transfèrement de la pauvre enfant dans une maison de santé, la meilleure possible.
J’ai vu Adèle. J’ai le coeur brisé.

Le 17 février 1872.
A quarante-deux ans, Adèle est internée dans la maison de santé du Docteur Brierre de Boismont, située 106, Grande-Rue à Saint-Mandé. La majeure partie des travaux d’Alexandre Brierre de Boismont se rapporte aux maladies mentales ; il cherchait à rendre féconde pour les aliénés l’alliance de la psychologie et de la médecine. Son ouvrage sur la folie et le suicide est demeuré célèbre. La  » maison de santé et de convalescence  » qu’il fonde en 1860 à Saint-Mandé après avoir tenu deux maisons de santé à Paris, est dirigée par sa fille, Madame Rivet. Cet établissement situé dans un parc, en bordure du Bois de Vincennes, accueille les personnes  » convalescentes ou anémiques, atteintes de maladies nerveuses ou chroniques « . Elle deviendra plus tard la maison de santé Hercouët, 15, rue Jeanne d’Arc, puis rue de la République, et comptera jusqu’à douze pavillons vers les années 1900.
Grâce à des documents publicitaires, nous avons pu retrouver le bâtiment où vivait Adèle, au 106 Grande-Rue. Le médecin et sa famille vivaient dans la partie la plus basse, devenue plus tard  » pavillon des Tilleuls « , au 108.
La renommée du docteur Alexandre Brierre de Boismont, le site de la maison et les soins donnés aux malades semblent réconforter Hugo ; mais cette fois-ci encore, comme pour Eugène, les médecins désirent que les visites soient rares ; avec le temps elles seront de plus en plus espacées. Comme pour Eugène, à partir du moment où Adèle est internée, un silence presque absolu se fait sur sa tragique aventure.
Après la mort de Victor Hugo, Adèle sera transférée au château de Suresnes, autre maison de santé où elle mourra, en 1915 âgée de quatre vingt cinq ans.

17 février 1872.
Saint-Mandé. Encore une porte refermée, plus sombre que celle du tombeau.