Sainte Beuve
Charles Augustin Sainte-Beuve (1804 – 1869).
Critique Littéraire et poète français.
Après de brillantes études à Boulogne-sur-Mer, sa ville natale, puis à Paris, il s’oriente, contre ses goûts profonds, vers la médecine. Il est introduit par son ancien professeur Dubois au journal Le Globe, dont celui-ci était directeur, et y publie ses premiers articles de critique. C’est à la suite des articles qu’il consacra, les 2 et 9 janvier 1827 aux Odes et Ballades de Victor Hugo, parues en novembre 1826, que sa vie se trouva étroitement liée à celle de Victor Hugo et de sa famille.
Le compte-rendu était fort louangeur, mais il contenait des réserves ; le jeune critique louait tout ce qu’il y avait d’intime dans le recueil poétique, mais dénonçait la tendance de Hugo à se complaire aux acrobaties de forme, à une débauche de couleurs, à une imagination forcenée. Hugo, néanmoins, tint à remercier Sainte-Beuve, qu’il ne connaissait pas. Celui-ci se trouvait être, rue de Vaugirard, le voisin immédiat du poète déjà célèbre ; il se rend chez Hugo, qui ne l’avait pas trouvé chez lui, et subit immédiatement une fascination irrésistible. Il découvre en Hugo la puissance créatrice, une imagination féconde en projets grandioses, un génie maître de lui, solidement installé dans la vie, père de deux beaux enfants, époux d’une belle femme. Hugo, de son côté n’est pas sans percevoir la finesse de son jeune visiteur et la délicatesse de ses idées esthétiques. Pour Sainte-Beuve, Hugo et sa femme sont inséparables dans son admiration et dans son amitié ; ils forment le couple idéal, image de la réussite humaine, objet d’un culte dévotieux.
Ce n’est que peu à peu que ces deux entités se sépareront, puis en 1830 s’opposeront aux yeux de Sainte-Beuve. Durant les années 1827 – 1830, la familiarité est totale entre le ménage et le poète isolé. Il n’est pas de jour où celui-ci ne vienne passer quelque temps au foyer des Hugo ; on peut dire qu’il fait partie de la famille ; quand il est en voyage, ses lettres débordent d’amitié et d’admiration. Hugo et sa femme le considèrent comme un frère. Cependant, la familiarité disparaît peu à peu, sans que l’amitié soit encore abolie. Les Hugo vont s’installer (mai 1830) rue Jean Goujon, dans le quartier neuf des Champs-Elysées, fort loin du domicile de Sainte-Beuve. D’où provient ce refroidissement ? De ce que, de plus en plus, l’idéal du couple se dissout. Hugo est absorbé par une immense création littéraire ; il devient un homme public, glorieux, mais déshumanisé. Sainte-Beuve souffre d’une jalousie qui le ronge ; sa rivale n’est pas la gloire de l’homme de lettres, mais le public, qui dévore son ami.
Dès lors, Adèle n’est plus inséparable de son mari ; elle conquiert une vie propre et garde en son coeur, une place pour l’ami, trahi comme elle par les prestiges du génie. Mais l’ami du couple ne saurait être l’ami de l’épouse ; l’amitié éperdue qu’il éprouvait pour le couple va se transformer en amour timide mais ardent pour l’épouse. Une vaste correspondance secrète s’établit entre elle et lui ; elle est perdue : Adèle détruisait toutes les lettres de Sainte-Beuve au fur et à mesure qu’elle les recevait ; celui-ci conservait celles d’Adèle, mais les détenteurs les ont détruites. Des notes cependant, ont été prises au moment de cette destruction, qui prouvent leur intimité et la séparation physique totale des époux Hugo. Mais Sainte-Beuve est timide et prudent. Il doute, il souffre, ne sait trop d’abord s’il doit se croire aimé. Il rêve d’une liaison toute platonique, faute d’oser espérer une union physique complète. C’est dans ces deux extrèmes que se situent leurs relations, dans la zone des demi-mesures et des « plaisirs sans peurs ». Cela jusqu’au milieu de 1836. Mais peu à peu l’illusion s’envole, vers 1840 il écrit : « Illusion. Je l’ai reperdue et la hais. Elle n’a plus de coeur, elle n’a jamais eu d’esprit. ». Le lien qui l’unissait à Adèle était complexe. A travers Adèle, c’est « l’ami prodigieux » qu’il cherchait à retrouver. L’épouse ne pourraît-elle pas être l’intercesseur ? Or, à partir de 1833, Hugo a trouvé le bonheur complet auprès de Juliette Drouet.
Quoiqu’il ait écrit par la suite, Hugo garde à Sainte-Beuve son amitié. On a suggéré que le sentiment fraternel qu’il éprouvait pour celui-ci était une sorte de compensation pour la disparition d’Eugène. Et puis le critique Sainte-Beuve est devenu une autorité dont les jugements importent à une carrière d’écrivain ; on ne saurait s’en faire un ennemi. En somme, Hugo serait prêt à la reprise d’une amitié vivante. Sainte-Beuve, au contraire, est constamment irrité à l’égard de l’ancien ami. L’article consacré à l’étude de Hugo sur Mirabeau (fevrier 1834) est un acte d’hostilité évident. La rupture est faite ; elle sera accentuée par l’article consacré aux Chants du crépuscule (novembre 1835), le dernier que Sainte-Beuve ait écrit sur une oeuvre de Victor Hugo. Néanmoins, le critique est heureux de voir l’ancien ami accueilli à l’Académie Française, et que le hasard voudra que ce soit Hugo qui, directeur de l’Académie à ce moment, y reçoive Saint-Beuve le 27 février 1845, lorsque celui-ci aura été élu en remplacement de Casimir Delavigne, le 14 mars 1844.
En 1863, il remercie Adèle de son Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, et se dit « touché » du souvenir aimable qu’il a laissé. En 1866 il dira à Baudelaire : « Madame Hugo, est la seule amie constante que j’ai eu en ce monde là. ». En 1867, à la reprise d’Hernani, il écrit à Madame Hugo : « Voilà une éclatante consécration des admirations et des amours de notre jeunesse ». En 1869, l’année de sa mort, il écrivait : « Quand je considère aujourd’hui tout l’ensemble de l’œuvre étonnante de Victor Hugo, dans laquelle il a mis de plus en plus hardiment et fait sortir tout ce qu’il avait de force, de qualités et de défauts, en les poussant jusqu’au bout et à outrance, je sens combien je suis demeuré timide à son égard et insuffisant comme critique : j’en suis resté avec lui très en arrière ».