La maison sise au 38 rue de Hauteville, avait été bâtie vers 1800, par un corsaire anglais. Quand Victor Hugo l’acheta, elle était inoccupée depuis plusieurs années ; on la prétendait hantée ou plutôt « visionnée ». Les guernesiais racontaient qu’elle était hantée par l’esprit d’une femme qui s’y était suicidée. Hugo, lorsqu’il écrivit les Travailleurs de la mer s’en souvint et décrit ainsi la maison de Gilliat : « La maison comme l’homme peut devenir un cadavre. Il suffit qu’une superstition l’a tue. Alors elle est terrible. Ces maisons mortes ne sont point rares dans les îles de la Manche ».
Les Contemplations parurent simultanément à Paris et à Bruxelles le 23 avril 1856. Le succès fut éclatant. Du jour au lendemain le poète devint riche. Il put alors acheter la maison au 38 rue de Hauteville qui devait devenir célèbre sous le nom de Hauteville House. Le 16 mai 1856 Victor Hugo nota, dans l’agenda où il consignait toutes ses dépenses et la plupart des faits de sa vie quotidienne, qu’il avait ce jour là acquis la maison de Monsieur William Ozanne.
Victor Hugo acheta Hauteville House : « pour le prix et somme de 51 quartiers 4 denerels et 3 quints de froment de rente », soit 24 000 F ; il paya comptant 13 920 F. Pour la première fois de sa vie le poète devenait propriétaire, mais c’était en exil.
Il l’annonça à plusieurs amis :
Le 30 juin à George Sand : « Je viens de m’acheter une masure ici avec les deux premières éditions des Contemplations ; je vais la faire un peu bâtir et completer. La maison aura ce nom : Liberté ; elle s’appellera Liberty House. C’est l’usage anglais de baptiser les maisons ».
Le 16 août à Jules Janin : » Figurez vous qu’en ce moment je fais bâtir presque une maison ; n’ayant plus la patrie, je veux avoir le toit. L’Angleterre n’est pourtant guère meilleure gardienne de mon foyer que la France. Ce pauvre foyer, la France l’a brisé, La Belgique l’a brisé, Jersey l’a brisé ; je le rebâtis avec une patience de fourmi. Cette fois, si l’on me rechasse encore, je veux forcer l’honnête et prude Albion à faire une grosse chose ; je veux la forcer à fouler aux pieds un at home, la fameuse citadelle anglaise, le sanctuaire inviolable du citoyen. A Marine Terrace, j’étais à l’auberge, l’Angleterre s’en est fait une excuse pour sa couardise. Le curieux, c’est que c’est la littérature qui m’a fourni les frais de cette expérience politique. La maison de Guernesey avec ses trois étages, son toit, son jardin, son perron, sa crypte, sa basse cour, son look out et sa plate forme sort toute entière des Contemplations. Depuis la première poutre jusqu’à la dernière tuile, Les Contemplations paieront tout. Ce livre m’a donné un toit »
Madame Hugo ne partage pas l’enthousiasme de son mari, elle craint que celui-ci, devenu propriétaire, ne se fixe définitivement à Guernesey. Le 17 octobre 1856, elle écrit avec tristesse à Mme Paul Meurice : « Voilà que nous entrons dans notre maison ; c’est pour moi comme la constatation de l’exil. L’espérance de vivre près de vous est comme envolée. J’y mourrai dans cette maison. Hier en traversant le vestibule qui mène à la porte d’entrée, je me disais : Ma bière passera ici. Ce n’est pas que je croie à une très longue durée de ce qui est en France ; mais mon mari va prendre vie ici. Il va arranger sa maison suivant ses goûts, la meubler comme un logement de Paris, cela n’aura nullement la physionomie d’une maison de campagne, d’une de ces maisons qui sont des accidents, si modestes qu’elles sont sans prétention et laissent libres. Mon mari met dans celle-ci ses dorures, ses tentures, toute sa fantaisie et ses soins. Nous revoilà accrochés aux murs. Nous dépensons beaucoup d’argent et si le moment venait de rentrer, nous n’en aurions plus pour un autre ameublement. Avec cela mon mari aime l’île, il prend des bains de mer à profusion. Ils lui sont très favorables, il est rajeuni et superbe. Il n’est pas détaché de la France, mais il a de l’éloignement pour la génération actuelle. Il disait hier : Il paraît qu’on s’inquiète à Paris, mais seulement pour la cherté des loyers et du pain. On s’agite pour la bedaine, et pas un mot pour la liberté. Ah voyez vous, on n’est pas impunément éloigné cinq ans de son pays sans qu’un écartèlement se produise ».
Victor Hugo transforma entièrement cette maison, il abattit des cloisons, fit construire sur le toit le look out, ce belvédère vitré qui devait devenir son cabinet de travail ; il la meubla entièrement, la décora, la façonna, suivant les caprices de son étonnante imagination, marquant tout de son empreinte, soignant chaque détail comme il soignait chacun de ses vers. Tout y est l’oeuvre du poète, depuis les caissons des plafonds jusqu’aux lambris des parois, depuis les chambranles des portes jusqu’aux frises des cheminées. Il dira lui même dans une lettre à Jules Clarétie : « J’ai manqué ma vocation, j’étais né pour être décorateur ». Le feu de l’installation dura de 1856 à 1859. Pendant ces trois années il passa des après-midi entières à courir les vieilles maisons de Saint Pierre Port, les brocanteurs, les fermes des paroisses, à la recherche de meubles anciens, de boiseries, de porcelaines, de soieries, de tableaux. Dans cette île qui fut longtemps un centre de course et de contrebande, et où l’industrie du meuble connut au 18ème siècle une véritable prospérité, Hugo trouva des trésors. Charles écrit : « On le voyait revenir le soir suivi de voitures chargées de coffres, d’armoires, de bahuts ».
Visiter Hauteville House, c’est parcourir une de ses oeuvres. Si l’extérieur de la maison est quelconque, l’intérieur, création de Hugo, est unique. Hauteville House avait à Guernesey la réputation d’un Palais des Mille et une Nuits. Peut être, par cette création somptueuse, extraordinaire, inattendue, Hugo pensait il ajouter encore un rayon à sa gloire. Il trouvait en tout cas dans ce travail nouveau, en grande partie physique, un aliment à sa dévorante activité et un dérivatif à ce lancinant mal de l’exil, qu’entretenait la vue quotidienne de la rive qui nous tente, de cette France si proche et si lointaine.